Un Ministre des finances, Giulio Tremonti, qui, pour justifier ses coupes budgetaires aux biens culturels, s’écrie : « La culture ne se mange pas. », « Faites-vous donc un beau sandwich avec la Divine Comédie ». Propos qu’il aurait démentis par la suite, mais peut-on nier ce que le pays tout entier a entendu de sa bouche ? Un Ministre des biens culturels, Sandro Bondi, qui met à la tête de la gestion des musées l’ex administrateur délégué de McDonalds Italia, lui conseille de s’adresser au grand archéologue Amedeo Maiuri pour l’inviter à collaborer avec le Ministère sans savoir que celui-ci est mort en 1963 ; refuse d’aller au Festival de Cannes à cause de la sélection d’un film – Draquila - qui, sans qu’il l’ait vu ne lui a pas plu (sic) ; menace de s’occuper personnellement du jury du dernier Festival de Venise parce que Quentin Tarantino est un représentant de la culture relativiste ; traite les acteurs qui protestent contre les coupes de « communistes serfs et mendiants ! » (1) . Faut-il en rajouter ? Ici, il ne s’agit plus seulement de l'abandon des vestiges de Pompéi. Ici, l’inculture qui gouverne l’Italie va jusqu'à bafouer, piétiner la substance même, qui, depuis plus de deux mille ans, modèle sa civilisation. En réponse à tout cela, ce 22 novembre, tous les théâtres sont restés fermés, du nord au sud du pays, en grève pour protester contre les coupures de fonds au monde du spectacle (2) sans lesquels celui-ci ne peut pas survivre. Toujours en réponse à cela, voici, parmi les cris qui se sont élevés de toute part, les avis de deux hommes de culture éminents :
Claudio Magris, dans Il Corriere della Sera
« Cela fait une certaine impression, et pas seulement pour les passionnés, quand on pense que, ne serait-ce que pour un seul jour, tous les théâtres italiens se taisent, sont fermés. Il ne s’agit pas seulement d’une préoccupation culturelle au sens étroit du terme, mais ces scènes, grandes ou petites, temples sacrés du spectacle ou mises en scènes fugaces et aventureuses, œuvres classiques ou démystifications provocatrices, font parti du paysage de l’Italie, du paysage de notre vie. Acteurs et chanteurs qui entrent en scène puis en sortent, phrases immortelles ou aimables répliques divertissantes qui prennent vie sur la scène puis restent dans l’air, sont, quelle que soit la grandeur de l’œuvre, la toile de fond de notre existence comme la mer ou la colline de notre ville natale. Même quand on ne va ni au théâtre ni au cinéma, de toute façon on est content qu’ils existent. »
« Naturellement, on peut très bien vivre sans théâtre, et il y a des biens immédiatement plus nécessaires et indispensables, comme le pain ou les soins médicaux (…) Souvent, quand on parle de culture, on l’identifie arbitrairement à certains de ses secteurs tels que la littérature, l’art, la musique, le théâtre, le cinéma, comme si le droit, l’économie, la médecine, les mathématiques, la physique et tant d’autres activités humaines n’étaient pas aussi « culturelles », avec leurs requêtes de créativité, esprit critique, et tout autant de capacité d’observation et d’analyse qu’un roman.
« Le théâtre, toutefois, joue depuis des millénaires un rôle fondateur dans l'art, mais aussi dans la vie commune de la Polis (de la cité, NdT), c’est-à-dire, dans le sens le plus élevé du terme, de la politique. C'est un art dans lequel la créativité unique et irremplaçable de l'individu (de l'auteur, du metteur en scènes, de l'acteur, du scénariste, etc), se fond dans une choralité qui, sans la mortifier, la dépasse pour en faire une œuvre supra-individuelle, une expression à la fois personnelle et collective. Cette dernière instaure à son tour un dialogue, avec chaque individu mais aussi avec la société et la civilisation dont elle naît et qu'elle interprète pour les célébrer ou les critiquer.
« Des origines rituelles et religieuses aux représentations sacrées, jusqu'au théâtre total de Wagner et au style épique de Brecht, sous toutes ses formes - même les plus iconoclastes et les plus lacérées, ou l'expérience la plus solitaire et la plus rebelle -, le théâtre est un évènement public et un fondement de la vie commune en société. Le théâtre classique contribue de façon déterminante à fonder la démocratie de la Polis grecque, fondement à son tour de la civilisation occidentale. Ce n'est pas par hasard que les "lois divines non écrites" d'Antigone, c'est-à-dire les principes universels qu'aucune loi positive ne peut violer, essence de l'humanité, naissent sur les scènes d'Athènes avec la tragédie de Sophocle, tirant aussi leur force de cette origine.
« Quand, dans la tragédie d'Eschyle, Oreste le matricide, est acquitté - même si avec une formule dubitative -, on affirme le principe lumineux de valeurs laïques supérieures aux liens tribaux du sang, et c'est encore le théâtre face au public d'Athènes qui fonde cet universel-humain.
« Il n'est pas nécessaire d'être Sophocle ou Eschyle pour être reconnus dans la dignité du travail théâtral qui, comme n'importe quel travail, naît non seulement des génies mais de l'oeuvre, plus ou moins connue ou obscure, de tous ceux qui y contribuent. (…) »
Andrea Camilleri, lui, a voulu dresser, pour Vieni via con me (3-Lu par Luca Zingaretti, le fameux Commissaire Montalbano), une liste qui prouve qu’avec la culture… on mange.
1. Quand Eve cueillit la pomme sur l’arbre et l’offrit à Adam, elle fit un geste culturel.
2. La première mère qui sevra son enfant avec des baies dont elle avait découvert la comestibilité fit un geste culturel.
3. Le premier homme qui aiguisa une pierre pour chasser et par conséquent pour manger fit un geste culturel.
4. Le premier homme qui incisa la forme d’un buffle dans la roche pour communiquer qu'ici il y avait de quoi manger, fit une oeuvre culturelle.
5. Le premier homme qui se rendit compte que la viande des animaux était savoureuse, fit une découverte culturelle.
6. Le premier homme qui fit deux trous dans un œuf de dinosaure, le but et conseilla à son clan d’en faire autant, fit un communiqué culturel.
7. Le premier homme qui, en frottant deux branchettes, provoqua une étincelle avec laquelle il alluma un feu sur lequel il cuisina la viande de buffles, imprima un tournant culturel.
8. Le premier homme qui, en colère à cause du buffle qui venait juste de lui échapper, broya quelques olives avec ses mains et s’aperçut qu’elles pouvaient servir d'excellent condiment pour la viande de buffle, fit une découverte culturelle.
9. Le premier homme qui, après une indigestion de viande de buffle, fit en sorte d’avertir les autres qu’il ne fallait pas trop en manger, fit une démarche culturelle.
10. Le premier Africain et le premier Indoeuropéen qui échangèrent leurs nourritures différentes, firent un échange culturel.
11. D’où l’on peut déduire, contrairement à ceux qui affirment l'opposé, qu’avec la culture on mange, et comment ! Parfois mieux, parfois moins bien, mais on mange.
Alors, que penser d'un gouvernement qui accuse la culture, cette immense ressource, de ne pas nourrir son homme, à plus forte raison dans un pays comme l’Italie, avec l’immense patrimoine qui est le sien ? Il n’y a qu’une seule réponse : c'est qu'il est grand temps qu'elle passe dans d'autres mains.
(Les textes en italique ont été traduits de l'italien par ImpasseSud)
(2) Coupures au monde du spectacle : Budget 2008 : 450 millions d'€, budget 2011 : 288 millions d'€.
"Italie 2010, ceux qui résistent", tous mes billets précédents
Mots-clefs : Italie, Europe, Société, Sujets brûlants, Occident, Hommes de bonne volonté,
Commentaires et Mises à jour :
Quand Daniel Barenboïm vient donner un coup de main aux Italiens qui résistent.
Daniel Barenboïm est habitué de l’Italie dont il parle parfaitement la langue et où depuis quelques années, le 7 décembre, il « fait » l’ouverture de la saison lyrique du Théâtre alla Scala de Milan, l’année dernière avec Tristan et Iseult de Richard Wagner, cette année avec la Walkyrie.
Cette année, vraiment choqué par les coupes budgétaires à la culture, même dans un pays qui n’est pas le sien mais où bon nombre de citoyens l’ont adopté, il a cru de son devoir de prendre la parole en défense de la culture à deux reprises.
1) Ce 5 décembre au cours du talk show Che tempo che fa (16’) : « La chose la plus importante du 7 décembre, c’est que c’est une date qui rappelle à tout le monde que La Scala est la colonne vertébrale de l’Italie, de la culture italienne. C’est très important. C’est pourquoi l’entière discussion sur les théâtres musicaux et les subventions est très importante. Parce que s’il est vra5 que, comme l’a dit quelqu’un dont je ne veux pas dire le nom, que « la culture n’est pas comestible », la culture, c’est ce qui donne à l’être humain sa qualité humaine. La culture n’est pas seulement esthétique, la culture est aussi éthique. Et donc, c’est un devoir !!!!! »
2) Le 7 décembre, à la Scala, il s'est adressé directement au Président de la Réublique qui était préseent et, après un bref discours, il a repris l'art. 9 de la Constitution italienne : "La Repubblica promuove lo sviluppo della cultura e la ricerca scientifica e tecnica, tutella il paesaggio e il patrimonio storico e artistico della nazione". S'en est suivi une explosion d'applaudissements.
(Traduction de l'italien par ImpasseSud)