Tous ces gens qu’on a aimés, pour qui on nourrissait une profonde estime, mais qui un jour disparaissent comme tous les mortels. Tous ces gens qu’on ne connaissait pas forcément, ou de loin, de réputation, à travers leurs actes ou leurs écrits, mais rassurants, réconfortants parce que dans un monde à la dérive, ils appartenaient encore à un présent qui continue à essayer de tenir fermement la barre. C’est parce que j’ai senti un peu miens les sentiments exprimés au lendemain de la mort de José Saramago par Roberto Saviano, le célèbre auteur de Gomorra et pour cela sous protection policière depuis 4 ans à l’âge de 30 ans, que j’ai eu envie de les rapporter ici.
« José, mon maître. Saviano nous rappelle Saramago.
De tout ce que pouvait faire Saramago, mourir était ce à quoi on s’attendait le moins. Si tu connaissais José, ça ne te venait pas à l’esprit. Bien sûr, tout le monde meurt, même les écrivains.
Mais lui, il ne te donnait pas la moindre impression d’en avoir assez de vivre, de respirer, de manger, d’aimer. Ces dernières années, il s’était étiolé, entre la peau et les os l’épaisseur diminuait toujours plus, sa peau ressemblait à un manteau très mince qui recouvre un crâne. Mais il disait : « Si c’était moi qui pouvais en décider, je ne voudrais jamais partir ».
Parler de la mort de quelqu’un qu’on a aimé, beaucoup aimé, risque de n’être qu’un exercice rhétorique, une proclamation des mémoires et vertus du défunt. La seule façon que l’on a pour rester sincère, c’est celle d’essayer de décrire l’espace de vie en plus dont t’a fait cadeau celui qui a fini de respirer. Cela en vaut la peine. Voir combien ce rapport a ajouté à ta vie, ce qu’il en est resté en toi, ce que tu réussiras à passer à ceux que tu rencontreras. Cela a la saveur de la vie éternelle. Au fond tu n’as pas perdu beaucoup si tu as réussi à retenir beaucoup.
Saramago, je l’avais découvert comme tout le monde, en le lisant. L’Evangile selon Jésus-Christ, c’était celui de ses livres qui m’avait changé, en transformant la façon de sentir les choses. Ce Jésus homme, qui fait des erreurs, aime, avance péniblement, essaie d’être heureux, m’était apparu comme un personnage tout à fait nouveau dans l’histoire de la littérature. C’était une synthèse des évangiles apocryphes, des évangiles officiels, des récits païens et des légendes matérialistes sur le Christ socialiste. C’était le Jésus de l’amour charnel envers Marie-Madeleine. Sur cet amour, Saramago a écrit des mots enchanteurs comme seul le Cantique des Cantiques avait réussi à le faire : « “ Je regarderai ton ombre si tu ne veux pas que je te regarde”, lui dit-elle, et lui, il répondit : “Je veux être partout où il y aura mon ombre, si c’est là que se trouveront tes yeux” ».
C’est un Jésus humain qui ne veut pas mourir : il est le contraire de la sainteté, un homme avec ses erreurs, ses pêchés, ses talents et avec son courage. Il a l’air de dire au lecteur que pour connaitre la vie sans devenir des serfs ou des esclaves, il suffit d’être fidèle à soi-même. « Alors Jésus comprit qu’il avait été trompé comme un agneau qu’on conduit au sacrifice, que sa vie était destinée à cette mort, dès le début, et, en pensant au fleuve de sang et de souffrance qui allait naître et se répandre sur toute la terre, il s’exclama tourné vers le ciel où Dieu souriait : « Hommes, pardonnez-lui, car il ne sait pas ce qu’il a fait ». C’est ainsi : quand il s’adresse à l’Homme, Jésus lui demande de pardonner Dieu, retournant la version évangélique du « Père, pardonne-leur…. »
Ensuite, j’ai lu L’Aveuglement, un autre de ses romans que j’ai beaucoup aimé et qui souvent me revient à l’esprit, à travers une phrase qu’il avait prononcée pour me répondre, alors que je maudissais certains de mes choix qui avaient gâché ma vie : « Il arrive toujours un moment où tu ne peux rien faire d’autre que de prendre des risques ». Et les mots de Saramago étaient toujours des mots à risque, il ne cherchait jamais à les rendre commodes.
Je rêvais d’aller habiter chez lui, comme il me l’avait proposé en m’exprimant tout sa solidarité dans les jours les plus difficiles qui étaient les miens. Je ne l’oublierai jamais. Et je n’oublierai jamais la gêne extrême qu’il me fit ressentir quand il m’appela « maître de vie ». Moi qui chez lui cherchais continuellement des indications, de l’expérience, pour rester à la surface dans un océan de difficultés, bile, colère, hostilité. Lui, c’était un maître qui enseignait pour qu’on lui enseigne à son tour. A Stockholm, il a dit que les personnes les plus sages qu’il avait jamais connues étaient ses grands-parents, analphabètes l’un et l’autre. A cause de la pauvreté, leur sagesse avait été contrainte à renoncer aux livres, à la musique, aux théâtres, aux tableaux, mais elle avait réussit à connaître la vie, à en percevoir avec générosité ce que José appelait le "murmure" : « Toutes les choses, animées ou inertes, nous murmurent de mystérieuses révélations ».
Un jour que nous échangions quelques réflexions sur le style, je citai Albert Camus, sûr que « ceux qui écrivent clairement ont des lecteurs ; ceux qui écrivent obscurément ont des commentateurs. » Et sa réponse fut : « Voilà ce qu’il y a de sympathique dans les mots simples, c’est qu’ils ne savent pas tromper ». Trouver des mots simples est le métier le plus compliqué que puisse choisir un écrivain. Tu avais raison, José : « le voyage ne finit pas, seuls les voyageurs finissent ». Et maintenant, ici, c’est à notre tour. Nous continuerons à marcher avec tes mots qui nous indiquent la route sans fin. »
Roberto Saviano, « Il mio maestro José. Saviano ricorda Saramago », publié sur Micromega le
(Traduction de l’italien par ImpasseSud)
Mots-clefs : Hommes de bonne volonté, Société, Livres, Europe
Commentaires et Mises à jour :
Re:
« le voyage ne finit pas, seuls les voyageurs finissent ». Et maintenant, ici, c’est à notre tour. Nous continuerons à marcher avec tes mots qui nous indiquent la route sans fin. »
Très bel hommage sur son maître à penser, j'espère que Roberto Saviano gardera cette route avec de plus en plus de d'adeptes pour le suivre !
Re:
Espérons-le, Pierre.
La phrase qui m'a le plus touchée, c'est celle-ci : La seule façon que l’on a pour rester sincère, c’est celle d’essayer de décrire l’espace de vie en plus dont t’a fait cadeau celui qui a fini de respirer. Cela en vaut la peine. Voir combien ce rapport a ajouté à ta vie, ce qu’il en est resté en toi, ce que tu réussiras à passer à ceux que tu rencontreras. Cela a la saveur de la vie éternelle.
Il y a des bagages tellement "essentiels" qu'il faut vraiment essayer de les passer.