Rien de tel que d’habiter à l’étranger pour se rendre compte de l’évolution de sa propre langue maternelle. Evolution ou glissement ? Evolution ou évidement ? C’est ce que je me demande de plus en plus souvent quand je lis certains articles de la grande presse française (1) et qu’à la fin je n’ai rien compris, parfois pas même de quoi on parle, tant la langue est fuyante, tant on évite d’appeler par leur nom les choses, les actes, les gestes, les sentiments, les opinions, comme si on en avait peur, leur préférant une abondance de périphrases palliatives ou négatives. Si bien qu’on lit de plus en plus rarement qu’un objet blanc est blanc, mais beaucoup plus souvent qu’ « il n’est pas noir, gris ou vert », sans oublier les insertions de néologismes d’adolescents ou plus ou moins argotiques, ce qui vous laisse dans le flou le plus dense et finit par éloigner les lecteurs. Car s’il est relativement facile de se mettre à jour au sujet des néologismes, s’il n’est pas forcément essentiel d’apprendre le langage mutant des adolescents, il est tout à fait insupportable de se retrouver face à un texte écrit par un adulte qui a peur des mots et de leur sens. N’est-ce pas là un des symptômes de la dégradation de la démocratie ? Le texte qui suit met le doigt sur la plaie.
« L’état de santé de la démocratie et l’incapacité d’éprouver un sentiment de honte
« On peut se faire une idée sur le degré de développement d’une démocratie et en général sur la qualité de la vie publique à partir de l’état de santé des mots, de la façon dont on les utilise, de ce qu’ils réussissent à signifier, du sens qu’ils réussissent à générer. Aujourd’hui, (…) l’état de santé des mots est inquiétant. Nous sommes en train d’assister à un processus pathologique de conversion du langage à une idéologie dominante à travers l’occupation du langage, et à l’expropriation de certains mots-clefs du lexique civil. C’est un phénomène qu’on rencontre chez les médias, mais surtout dans la vie politique, toujours plus marquée par des tensions linguistiques orwelliennes. La prise de possession, la manipulation des mots comme vérité et liberté (et des concepts relatifs), constitue la particularité la plus visible, et probablement le plus grave, de cette tendance.
Les usages abusifs, ou ne serait-ce que superficiels ou négligés, vident nos mots de leur signification et les rendent idoines à leur fonction, c’est-à-dire à donner un sens au réel à travers la reconstruction du passé, l’interprétation du présent et surtout l’imagination du futur. Si nos mots ne fonctionnent pas – suite à un mauvais usage et aux sabotages plus ou moins délibérés –, une culture civile authentique a le devoir de les réparer, de la même façon qu’on répare les mécanismes complexes et ingénieux : en les démontant, en comprenant ce qui ne va pas et, ensuite, en les remontant avec soin. Prêts à être utilisés à nouveau, de façon neuve, comme des engins délicats, précis et puissants, capables de changer le monde.
Essayons donc de nous exercer à cette tâche de maintenance avec un mot important, plus sujet que les autres à l’évidement (et à la distorsion) de signification dont nous parlions. Essayons de restituer son sens au mot « honte ».
Dans l’acception qui nous intéresse ici, la honte correspond au sentiment de culpabilité et de mortification qu’on éprouve face à un acte ou à un comportement ressenti comme malhonnête, inconvenant, indécent, répréhensible.
Il s’agit d’un mot que, depuis quelques temps, on utilise souvent au négatif, pour exclure, toujours et de toute façon, d’avoir la moindre raison d’avoir honte ou pour intimer aux adversaires – en général à travers un langage et un ton violents – d’avoir honte. La forme « Vous devriez avoir honte » est souvent utilisée aujourd’hui à l’adresse des journalistes qui font leur travail en recueillant des nouvelles, en formulant des questions et en informant le public. On a donc l’impression que honteux est l’équivalent d’avoir honte. La honte et la capacité d'en éprouver apparaissent comme quelque chose qu’il faut éloigner, une sorte de pathologie répugnante dont il faut se tenir le plus loin possible.
Blaise Pascal avait une autre opinion sur la question. Il attribuait à la capacité d’éprouver de la honte une fonction importante dans l’équilibre humain. En effet, dans Les Pensées on peut lire : « Il n’y a de honte qu’à ne point en avoir ».
Dans cette perspective, il est intéressant de s’arrêter sur la liste qu’on peut trouver dans n’importe quel dictionnaire des antonymes. On trouve des mots comme cynisme, impudence, insolence, effronterie, grossièreté, impudeur. Si on voulait en tirer une première conclusion, on pourrait donc dire que le fait de ne pas éprouver de honte, c’est-à-dire de ne pas en être capable, est la pathologie caractérielle typique des sujets cyniques, impudents, insolents, effrontés, grossiers, impudiques. A l’inverse, la capacité d’éprouver de la honte constitue un mécanisme fondamental de sécurité morale, de la même façon que la douleur physiologique est un mécanisme qui tend à garantir la santé physique. La douleur physiologique est un symptôme qui sert à signaler l’existence d’une pathologie de façon à ce qu’il soit possible de la contraster avec les thérapies opportunes. Une perception physiologique de la douleur retardée ou absente est très dangereuse et implique le risque élevé de s’apercevoir trop tard des graves maladies du corps.
C’est ainsi que, tout comme la douleur, la honte est un symptôme et que ceux qui sont incapables d'en éprouver – qu’il s’agisse d’un individu ou d’une collectivité – courent le risque de découvrir d’avoir contracté une grave maladie de la civilisation quand il sera trop tard.
N’importe quel spécialiste de la santé mentale vous dira que quand elles sont acceptées, les expériences honteuses augmentent la prise de conscience et la capacité de perfectionnement, et, en définitive, constituent des facteurs de la croissance. Quand, au contraire, elles sont niées ou refoulées, elles provoquent le développement de mécanismes de défense qui isolent progressivement de l’extérieur, induisent à repousser tous les éléments dissonants par rapport à la propre vision pathologique du monde, atténuant ainsi le principe de réalité jusqu’à l’abolir complètement.
Comme l’a observé une chercheuse de ces thèmes, - Francesca Rigotti –, avoir honte est une action exclusivement intransitive et ne peut jamais être appliquée à l’autre. Je peux humilier quelqu’un mais je ne peux « honter » personne. C’est moi qui ai honte, en conséquence de mon action que je ressens comme répréhensible. C’est pourquoi la capacité d’éprouver un sentiment de honte a un rapport fondamental avec le principe de responsabilité et donc avec la question cruciale de la dignité (…). »
Gianrico Carofiglio (2) « Lo stato di salute della democrazia e l’incapacità di provare vergogna », publié sur La Repubblica du
(Traduction de l’italien par ImpasseSud)
Alors, à quand le début de la grande maintenance ?
(1) Phénomène beaucoup moins apparent dans les presses francophones suisse, belge ou africaine par exemple.
(2) Gianrico Carofiglio est magistrat, écrivain (thrillers juridiques dont un grand nombre a été traduit en français) et Sénateur au Parlement italien dans le groupe du Partito Democratico.
Mots-clefs : Sujets brûlants, Défense de la langue française, Médias, Société, France, Italie
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