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Bouvier Nicolas, « L’usage du monde », (1963)

Juin 1953 : Nicolas Bouvier, journaliste de son état, quitte Genève pour aller rejoindre son ami Thierry Vernet quelque part en Yougoslavie où celui-ci s’adonne à sa passion, la peinture (1). « Je devais l’y rejoindre dans les derniers jours de juillet avec le bagage et la vieille Fiat que nous avions retapée, pour continuer vers la Turquie, l’Iran, l’Inde, plus loin peut-être…. Nous avions deux ans devant nous et de l’argent pour quatre mois. Le programme était vague, mais dans de pareilles affaires, l’essentiel est de partir. (…) Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt, c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait ».

 

Le monde que l’on découvre dans ce livre merveilleux (lire un bref résumé), qui va de la Yougoslavie au Khyber Pass entre juillet 1953 et décembre 1954, à travers une Serbie au peuple allègre et généreux malgré les extrêmes difficultés de l’après-guerre, une Macédoine incertaine ; Istanbul et la Turquie avec les pistes presque invisibles de l’Anatolie et la résistance des instituteurs fidèles aux principes d’Atatürk ; un long hiver à Tabriz sous la neige, Téhéran relativement « occidentalisée », mais un Iran sans routes ; la terrible traversée du désert du Lout et l’arrivée à Quetta, l’attente énervante d’une réparation ; puis Peshawar, l’Afghanistan et l’indifférence d’esprit de ses habitants vis-à-vis des étrangers ; Kaboul, une ville délicieuse si ce n’était pour l’odeur de graisse de mouton qui l’imprègne et l’absence totale d’alcool (sauf chez les diplomates), la maladie, la séparation des deux amis ; la mode des fouilles et la montée vers le nord du pays par Nicolas Bouvier, à bord des bennes des camions qui traversent les hautes vallées de l’Hindou-Kouch, la vie des camionneurs et les privilèges du roi Mohammed Zaher (qui vient de mourir ce 23 juillet) et le Khyber Pass au milieu de la terre des Pachtouns … Un monde où la modernité, bien que déjà perceptible un peu partout, n’a pas encore bouleversé les coutumes ni corrompu les spontanéités.

 

De ce livre, je me suis demandée si j’arriverais à en parler car les sensations que j’ai éprouvées et retrouvées en le lisant étaient trop fortes. Une nostalgie qui vous serre la gorge si vous avez eu la chance d’en savourer les dernières bribes, une impression de plénitude oubliée, ce goût du voyage qui arrivait tout droit du Moyen-âge, avec ses surprises, ses nombreux imprévus et ses inconforts, mais aussi ses rencontres et ses joies authentiques, ses lenteurs et ses temps perdus. Ici, par choix ou par obligation, on chemine presque toujours à vingt ou trente kilomètres à l'heure. Un « usage du monde » perdu à tout jamais ?

 

Cinquante ans seulement nous séparent de ce voyage, mais on a l’impression que des siècles se sont écoulés. Où retrouver, aujourd’hui, ce goût de la débrouillardise sérieuse et allègre, entre petits moyens et enthousiasmes courageux, mais ô combien jouissive ? D’une part, l’excès de bien-être a fini par tuer l’ingéniosité et la simplicité. Le goût du voyage dont on parle ici n’existe plus, escamoté dès la fin des années 70 par les commodités, les modes, la large diffusion de l’information et des moyens de communication, mais surtout par les changements de mentalités même au sein des populations les plus isolées. Le voyage, aujourd’hui, c’est le tour opérateur même dans le désert ou au fond de la jungle, la croisière sur des navires qui font la queue pour entrer dans les ports, le « tout compris » de quelques jours pour échapper à une vie stressée, … sans lâcher les portables de toutes sortes et sans aucun contact non commercial avec les populations. L’aventure aujourd’hui, ce n’est plus que la course à l’adrénaline, la recherche du risque extrême ou peut-être même jouer à s’éclater. D’autre part, de nouvelles guerres, de nouveaux bouleversements politiques et un regain de fanatisme ont durci les esprits. Les espaces libres, les rencontres non programmées, sans encadrements touristique et technologique, où peut-on encore les trouver ? Est-il encore possible d'échapper aux contrôles hystériques et dictatoriaux qu'a engendré notre Occident, aux effets de son agressivité contagieuse ?

 

Ce livre-là, - extrêmement bien écrit -, il est absolument impossible de bien le raconter, il faut le lire. Tout le monde n’aime pas forcément les voyages, mais que ceux qui apprécient les bouffées d’air frais et un autre regard sur le monde l'abordent avec confiance, ils ne seront pas déçus. Au contraire, ils en ressortiront certainement amusés car l'humour n'y fait pas défaut, et peut-être même ébahis, libérés pendant quelques instants ou quelques jours... A moins qu’ils ne décident de le transformer en livre-refuge pour les heures difficiles.

 

(1) Les deux protagonistes.... et d'autres photos de ce voyage
De Nicolas Bouvier, voir aussi mes billets sur Chronique japonaise et Le poisson-scorpion

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Ecrit par ImpasseSud, le Mardi 14 Août 2007, 08:47 dans la rubrique "J'ai lu".