Comme tout le monde, il m’arrive d’avoir du mal à m’arracher à un livre qui m’a beaucoup plu, mais, jusqu’à présent, il ne m’était encore jamais arrivé de le recommencer immédiatement, la dernière page tournée, pour la simple somptuosité de l’écriture, une prose à la fois visuelle et délirante, venimeuse et ironique, familière et savante, et surtout extraordinairement poétique. Moi qui ne goûte guère la poésie, je me suis offert ce plaisir…. à haute voix.
Nous sommes en 1955. Voilà deux ans que Nicolas Bouvier a quitté Genève avec son ami Thierry Vernet pour un long périple vers l’Orient (cf. L’usage du monde). Ils se sont séparés en Afghanistan, le premier voulant continuer vers la Chine et le second rejoindre directement la femme qu’il doit épouser à Ceylan. La route de la Chine étant fermée, quand Nicolas Bouvier arrive sur l’île après une descente de l’Inde des plus heureuses, ses amis sont déjà repartis pour l’Europe. Le voilà donc seul, à Galle, bloqué faute d’argent pour s’embarquer pour le Japon. Il y restera sept mois. Vite écrasé par la fièvre typhoïde et un climat d’ « une exubérance et d’une luxuriance végétative qui rend la pensée végétative », pour lui tout vire au noir. En outre, Ceylan est une île où on pratique énormément la magie noire, de tout temps, et à cause de la solitude et de la maladie, il se laisse prendre, coincer par Ceylan, « infecter par ses diableries ».
Ce n’est qu’en 1975 qu’il commence à préparer son récit. Il déclare au cours d’une interview (1) : « J’ai le sentiment d’avoir une espèce de compte à régler avec cette île, parce que ça a correspondu pour moi à une sorte de rupture, à une sorte de cassure, enfin, à la découverte d’une réalité très noire. Après cette découverte les choses n’ont plus du tout été les mêmes. Au sud de ma ville, il y avait une petite bourgade où on pratiquait énormément de magie noire, et, au fond, c’est là que je situe – c’est peut-être subjectif -,… que je situe… J’étais descendu voir de quoi ça avait l’air, et là, j’ai eu le sentiment qu’il s’est passé quelque chose de déplaisant, le sentiment qu’on m’avait… qu’on m’avait presque volé mon ombre là-bas. »
Ce qui le sauve « de l’absence, de la solitude, de la dégringolade », presque de la folie, c’est la vie entomologique qui grouille autour de lui, parce qu’il a « plus de rapports avec les bêtes qu’avec les hommes ». Ses rapports avec les hommes étant extrêmement minces, il commence à s’intéresser « aux termites qui transforment chaque année cette petite ville en dentelle ». Pour ce faire, il n’a pas besoin de sortir : « Ma chambre était un véritable laboratoire : des mariages, des batailles, des grandes guerres, des chroniques, c’était…. Devant ma table à écrire, je voyais monter des chemins de termites, et je suis entré petit à petit dans ce petit monde très effrayant au début, et qui, au fond, m’a presque tiré d’affaire. »
Vingt ans se sont écoulés, et la noirceur qu'il a vécue, il se promet de la décrire dans un « français venimeux, très venimeux ».
Venimeux sans doute, mais d'une richesse et d'une beauté époustouflantes.
Les périodes de dépression des gens équilibrés m’inspirent toujours une sorte de retenue, d'autant plus aujourd'hui où on franchit avec une trop grande légèreté les barrières du voyeurisme et de l'exhibitionnisme. Après avoir terminé Chronique japonaise qui y faisait très vaguement allusion, j’avais donc un peu différé la lecture de ce livre ; on a parfois des scrupules inexplicables puisqu’il s’agit d’une publication spontanée qui date de vingt-sept ans. Mais que n'aurais-je pas perdu !
(1) Nicolas Bouvier est décédé en 1998. Entre émissions et interviews, la Télévision Suisse Romande a fait un recueil de 12 vidéos que l’on peut visionner ici. A propos de ce livre, c’est dans celle-ci, à partir de la 26ème mn, qu’il parle de son projet, et c'est là que sont tirés les textes en italique.
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