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Miriam Makeba est morte en Italie : un hasard lourd de symboles

Le hasard a voulu que Miriam Makeba, « Mama Africa », meure à Castel Volturno, en Italie, une des communes aux mains de la camorra, la mafia napolitaine, juste après avoir participé à un concert (photos) anti-mafia. Elle avait accepté de venir soutenir Roberto Saviano, l'auteur de Gomorra, menacé de mort et peut-être bientôt contraint à l'exil. Mais elle savait aussi que là, justement, dans cette commune qu'on surnomme le Soweto d'Italie car sur le littoral Domitien les immigrés noirs sont nombreux, la Camorra avait froidement abattu six immigrés africains et un Italien il y a à peine deux mois. « Il est juste qu’elle ait passé ses derniers instants sur la scène, en enrichissant les cœurs et les vies des autres, et une fois encore pour soutenir une bonne cause » a commenté Nelson Mandela. « Ses mélodies ont donné une voix à la douleur de l’exil qu’elle a éprouvé pendant trente-et-une longues années. Et en même temps sa musique propageait un profond sens de l’espoir. » Le coeur noir de la Campanie a versé beaucoup de larmes(*), et Roberto Saviano a tenu à lui rendre un hommage personnel :

 

« Elle nous a enseigné la colère de la fraternité »

« Qu’est-ce que le blues ? se demande l’écrivain afro-américain Ralph Ellison. Le blues, c’est ce que les noirs ont à la place de liberté. Après avoir appris la mort de Miriam Makeba, cette phrase m’est tout de suite venue à l’esprit. Mama Africa a été ce que les Sud-Africains ont longtemps eu à la place de la liberté : elle a été leur voix. En 1963, elle a apporté son propre témoignage au Comité contre l’apartheid des Nations Unies. Comme réponse, le gouvernement sud-africain a banni ses disques et condamné Miriam à l’exil. Trente ans d’exil.

 

A partir de ce moment-là sa biographie s’est faite témoignage d’engagement politique et social, une vie itinérante, comme sa musique interdite. 

Au cours des perquisitions chez les militants du parti de Nelson Mandela on séquestre ses disques, considérés comme une « preuve » de leur activité subversive. Il suffit de posséder sa voix pour que la police blanche sud-africaine vous arrête. Mais la puissance de ses notes lui confère la nationalité universelle, fait de l’Afrique du Sud la terre de tout le monde. Durant les années 60, aux Etats-Unis, Miriam Makeba tombe amoureuse de Stokley Carmichael, le leader des Panthères noires, et les maisons de disque américaines annulent ses contrats, parce que Mama Africa ne combat pas avec les moyens de la militance politique, mais avec sa voix. Et elle fait peur. Elle, elle arrive aux gens à travers sa musique, à travers des succès mondiaux comme « Pata Pata » [ce « petit rien » en zoulou, NdT] que tout le monde danse, qui plaît à tout le monde, avec une force explosive et vitale que le gouvernement de l’apartheid, comme tous les racistes du monde entier, ne sait pas comment contenir ou combattre.

 

C’est ainsi qu’à 76 ans, elle a été jusqu’à venir chanter dans un endroit que les dieux ont oublié, où des personnes actives ont organisé un concert pour apporter un peu de dignité à une terre à genoux. L’autre soir on m’a donc appelé. Checco, celui qui avait suivi l’organisation du concert m’a dit que Miriam Makeba ne se sentait pas très bien : « Mais la grande dame veut chanter quand même, elle veut trouver ton livre dans sa loge dans l’édition américaine. C’est une dure à cuire ». Quand on m’avait dit que Miriam Makeba avait accepté de chanter à Castel Volturno au cours du concert qui clôturait les « Etats généraux de écoles du Sud », organisé pour me soutenir, j’avais eu du mal à le croire. Mais elle, qui durant des années avait lutté et voyagé en chantant dans toute l’Afrique et dans le reste du monde, elle voulait venir, même dans ce coin perdu où presque deux mois auparavant on avait abattu sept Africains. Qui pour elles étaient des Africains, non pas des Ghanéens, des Ivoiriens ou des Togolais.

 

Dans cette idée panafricaine qui fut celle de Lumumba mais qui n’a jamais semblé aussi morte qu’aujourd’hui, Mama Africa s’est produite à quelques mètres de l’endroit où on a trucidé l’entrepreneur Domenico Novello, un mort innocent, natif de ces terres, qui, lui, est mort seul, sans participation collective, révolte ou fraternité. Pour moi, la mort de Miriam Makeba qui est venu m’apporter sa solidarité et en rendre témoignage à la communauté africaine et italienne qui résiste au pouvoir des clans [de la camorra, NdT] a été une immense douleur. Immense comme la stupeur avec laquelle j’ai accueilli la démonstration de passion et de force d’une terre lointaine comme celle de l’Afrique du Sud qui déjà au cours des mois derniers m’avait exprimé son rapprochement à travers Mgr. Desmond Tutu. Grâce à leur histoire, les personnes comme Desmond Tutu ou Miriam Makeba savent mieux que quiconque que c’est à travers les regards du monde qu’il est possible de résoudre les contradictions, à travers l’attention et l’adhésion, le fait de se sentir interpelés même par des évènements trop lointains. Et non pas avec l’isolement, avec l’indifférence, avec l’ignorance réciproque.

 

L’Afrique du Sud vit sous la pression de cartels criminels énormes, mais ses intellectuels et ses artistes continuent à être attentifs, vitaux et combattifs. Desmond Tutu en personne définit l’Afrique du Sud comme « nation arc-en-ciel », lançant le rêve d’une terre plus variée, plus riche et plus colorées qu’un simple renversement de pouvoir entre le blanc et le noir. Miriam Makeba était et reste la voix de ce rêve. S’il existe une consolation à sa tragédie, c’est qu’elle n’est pas morte loin, elle est morte près, tout près des siens, parmi les Africains de la diaspora arrivés ici par milliers et qui ont fait leurs ces lieux, en y travaillant, en y vivant, en y dormant ensemble, survivant dans les maisons abandonnée du Villaggio Coppola, en construisant à l’intérieur leur réalité qu’on appelle le Soweto d’Italie. Elle est morte tandis qu’elle cherchait à abattre une autre township avec le son pur et puissant de sa voix. Miriam Makeba est morte en Afrique. Non pas l’Afrique géographique, mais celle que les siens transportent ici, qui s’est mêlée à cette terre qui, il a quelques mois, a enseigné a enseigné la colère de la dignité (1). Et aussi, - je l’espère -, la colère de la fraternité.»

Roberto Saviano, « Ci ha insegnato la rabbia della fratellanza » publié dans La Repubblica le 11 novembre 2008

(Traduction de l’italien par ImpasseSud)

 


Combien de peuples sous l'emprise du crime organisé dans le monde, combien de Soweto, même en Europe ? Qu'on y réfléchisse. Merci, Madame Makeba, merci Mama Africa !
Pour la voir et l'écouter : sur Dailymotion. Moi, j'aime beaucoup Khawuleza.

Ses funérailles en Afrique du Sud.

 

(1) Suite au massacre des sept noirs, les médias ont tout d’abord annoncé qu’il s’agissait d’un règlement de comptes entre camorra et dealers. La communauté noire à majorité ghanéenne, faite, pour la grande majorité, de familles qui essaient de vivre honnêtement, s’est rebellée face à cette accusation infâmante, et est descendue dans la rue pour manifester (violemment) sa colère. Il a fallu l’intervention de l’ambassadeur du Ghana pour la calmer.

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Ecrit par ImpasseSud, le Mercredi 12 Novembre 2008, 10:16 dans la rubrique "Actualité".

Commentaires et Mises à jour :

PierreDesiles
19-11-08 à 19:43

Quelle artiste !

Heureusement les étoiles ne meurent pas, elles se subliment...

Bravo pour ton article ImpasseSud

 
ImpasseSud
20-11-08 à 07:47

Re: Quelle artiste !

... et quelle grande dame ! Pourquoi ai-je de plus en plus souvent la sensation que pour trouver des gens de cette ampleur humaine, il faille aller les chercher hors de nos démocraties agonisantes ?