Ceux qui passent par ici depuis plusieurs années connaissent déjà Fabrizio Gatti (ou tout du moins ses écrits 1, 2), ce grand journaliste et écrivain italien, qui, depuis près de dix ans, s’est focalisé sur le thème de la criminalité qui tourne autour du phénomène de l’immigration, avec ses mécanismes, ses routes, les réactions, lois et accords internationaux qu’elle suscite, les dérives, la corruption, la cupidité et l’économie scandaleuse qu’elle engendre. Dans ce livre (Premio Terzani 2008*), heureusement traduit en français et extrêmement bien écrit, il raconte ses expériences d’infiltré, car comment parler d’immigration si on n’en connaît qu’une face, si on refuse de s'intéresser, à fond, à l’univers de souffrance qui la fait naître et l’accompagne tout au long de son parcours et à tous les niveaux ?
« Bilal », a déclaré Angela Terzani (*), la présidente du jury, « est un défi à la conscience de l’Europe et de l’Occident tout entier ».
Pour raconter la bouleversante odyssée des milliers de « nouveaux héros » qui poursuivent le mirage d’une vie meilleure, Fabrizio Gatti a choisi de la vivre à la première personne, d'en partager les risques et les humiliations. Il est parti du Sénégal et du Consulat italien à Dakar avec ses files interminables de personnes à la recherche désespérée d’un visa et ses sélections aléatoires et extrêmement réduites. A bord des moyens de transport locaux qui mettent en évidence l'inéxorable désagrégation des infrastructures laissées par l'époque coloniale mais permettent aussi de porter un regard sur la mainmise étrangère sur les richesses de toutes sortes, il a rejoint Agadez, au Niger. Puis il a traversé le désert vers la Libye sur des camions chargés d’hommes, de leurs histoires et de leurs destins, jusqu’aux rives de la Méditerranée. Ce faisant, il est devenu, de l’intérieur, le témoin d’une véritable traite avec rapines, tabassages, tortures et prostitution pour les femmes, systématiques et récurrents, rendue encore plus scandaleuse par les accords cyniques que passent les gouvernements entre eux. « Pour chaque euro investi dans le marché des nouveaux esclaves », dénonce l’auteur, « le gain est de 1.300 euros, sur chaque voyage. » Et les voyages (qui, individuellement, durent rarement moins d'un an) sont nombreux, à raison de près de 150 personnes entassées sur chaque camion et de 15.000 personnes par mois.
Ayant choisi de descendre jusqu’au fond du gouffre qui s’ouvre dans les sables du désert, Fabrizio Gatti s’est aussi inventé une identité kurde, avec le nom de Bilal Ibrahim el Habib, et il a réussi à se faire enfermer comme clandestin dans le centre de permanence temporaire de Lampedusa (l'île italienne des vagues quotidiennes de débarquements), « la honte de notre démocratie », où il a subi des humiliations et des abus inconcevables dans un pays civil.
Mais le fond du gouffre étant encore loin, accompagné à la gare d’Agrigente avec une feuille d’expulsion, Gatti a continué son enquête sur les trottoirs du nord du pays, parmi les prostituées et les manœuvres, ou « quelques centaines d’immigrés payés en-dessous des tarifs suffisent à créer en quelques mois des fonds noirs de dizaines de millions ». Il fournit les preuves que c’est justement la disponibilité d’un travail sans règles qui sert de moteur à l’industrie de l’immigration clandestine.
Ensuite, Gatti s’est infiltré parmi les ouvriers agricoles qui ramassent les tomates dans les Pouilles. D'autres caporaux, mais les mêmes vexations, la même colère, la même honte, et des conditions de vie absolument inimaginables. Son carnet de notes a continué à se remplir avec les histoires des trop nombreuses victimes collatérales d’une économie criminelle que personne ne dénonce. Comme la fin de Ion Cazacu, brûlé vif par son patron en l’an 2000.
Mais il y a aussi les histoires de ceux qui se rendent, entrent dans le système, cèdent à l’alcool, à la drogue, s'unissent à la pègre, « salissant ainsi la réputation de millions d’immigrés honnêtes ».
Le livre se referme sur un inévitable retour en Afrique. Gatti accomplit le voyage inverse, caché sur les camions qui de la Libye déportent dans le désert les immigrants noirs qui, d’après les accords, devraient être rapatriés dans leurs pays en avion, sur les traces de ceux qui ont survécu et de ceux qui, au contraire, n’y sont pas arrivés.
« Personnellement », a encore dit Angela Terzani, « je voudrais ajouter que la sensibilité exempte de rhétorique avec laquelle Gatti parle de ses compagnons de voyage a transformé d'un seul coup ma façon de les voir. Avec ce livre, celui qui comme moi ne connaissait pas l’Afrique la voit tout à coup devant lui, non seulement à travers sa géographie, la beauté de ses déserts et de ces ciels, mais aussi à travers la variété de ses individus et de ses destins ».
De mon côté, j’ajouterai que ce livre déchirant, contrairement à ce qu’on pourrait penser, on ne le lit pas les larmes aux yeux, mais plutôt la main sur la bouche pour retenir le long cri d’horreur qu’on voudrait pousser, mais qu’une gorge douloureusement nouée par un violent désir d’humanité empêche de sortir. En ce qui me concerne, l’Afrique, je ne la connais pas toute entière, mais je connais le Sahara, traversé il y a bien des années avant que des vols directs n’en fassent un lieu touristique. Le souvenir de ce que je considère encore comme le voyage de ma vie, est désormais offusqué par les nuages de poussière des camions aux chargements inimaginables, jonché d’innombrables stations d’un calvaire inconcevable, et à chaque noir que je croise, je me demande si derrière son visage impénétrable ne se cache pas un de ces voyageurs que Fabrizio Gatti ne définit plus, avec tant de justesse, autrement que par le terme de « héros ».
A lire ! OBLIGATOIREMENT si on tient à savoir dans quel monde on vit.
(*) Angela Terzani, épouse du grand journaliste Tiziano Terzani disparu en 2004, mais aussi écrivaine elle-même. Elle est présidente du jury du Premio Terzani : prix atypique, hors de toute logique commerciale, dont l’intention est de récompenser ceux qui montrent qu’ils veulent comprendre et qu’ils veulent regarder le monde et les autres cultures avec les yeux curieux d’un enfant. »
P.S. Site en français à ne pas perdre de vue : Fortress Europe
Mots-clefs : Livres, Immigration, Planète Terre, Société, Afrique, Occident, Italie, Femmes, Sujets brûlants
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