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L’éros déchu, vaincu, battu

Hier soir, par hasard, j’ai revu le film « Sur la route de Madison » (« The bridges of Madison County » : mais pourquoi donc les Français éborgnent-ils toujours les titres quand ils les traduisent, comme si les ponts ne jouaient aucun rôle dans ce film ?), et j’ai été tout aussi prise que la première fois. L’amour aboutit à une relation sexuelle, mais quelle délicatesse dans l’abord, quelle justesse dans la lenteur des étapes, quel accord parfait sans fausse pudeur ni exhibitionnisme. En somme de l’éros privé, comme j’aime l’imaginer. Cela m’a ramené à l’esprit un article paru il y a quelques temps sur La Repubblica, une promenade au sein de l’éros de la deuxième moitié du XXe siècle dans les sanctuaires qui lui étaient dédié... jusqu'à son déclin. Je n'ai jamais aimé les boîtes de nuit, mais ce récit-là m'a touchée comme un regard de plus sur les multiples aspects de l'humanité.

 

« En file sous la pluie. Avenue Georges V. Trottoir côté désir. Le temple du nu. Tu regardes les visages : normaux, provinciaux, du monde. Tu ne vois ni envie, ni excitation, ni désir, seulement une fatigue tiède. Tous égaux : Japonais, Américains, Français, Italiens. Hier, sur ce même trottoir, Fellini et De Sica, curieux, pleins de vie. Avant-hier, Dali et Duchamp, fous et pleins de génie. La même joie de pouvoir voir, assister, rêver. Aujourd’hui : n’importe qui, en blousons, jeans, pulls. Tu te demandes : mais ces gens-là rêvent-ils encore du nu ?  (...)

A l’entrée, tu lis sur une affiche : « Les Italiens sont priés de ne pas emmener les danseuses chez eux ». Tu souris, même les péchés jaunissent. Tu penses à Brancati et aux regards concupiscents de la Sicile. Mais quand Boris Vian écrivit « J’irai cracher sur vos tombes », (procès, condamnation, livre interdit, cent mille francs d’amende), le désir était au rouge couleur sang, impatient, désespéré comme une note de Sydney Bechet.

Tu regardes Ken Achich, 18 ans, 15ème arrondissement, maman l’a amené ici pour fêter sa majorité. Elle a offert, à lui et à ses potes, un tour dans l’archéologie de la Belle Epoque, dans le scandale qui n’en est plus un. Ils ont un regard sérieux, ces garçons, aucun éclair trivial. « Le mystère du monde se trouve dans le visible, non pas dans l’invisible », écrivait Oscar Wilde. Des seins, des fesses, que la danse commence. Combien de fois mon fils ? Tant de fois, mon Père, il suffit de cliquer sur Internet pour rester bouche bée. On n’a plus besoin du Crazy Horse pour savoir comment les femmes sont faites. Et pas même de lire Henry Miller qui tournait dans les rues décadentes de Paris, au milieu des p…., des arbres tristes et des lumières, à la recherche des mille occasions de chaque nuit.

L’existentialisme sexuel ne délire plus sur le destin de l’homme. Le théâtre est en demi-cercle, petites chaises de velours, incommodes. Taboo, c’est le nom du spectacle. Balai d’ouverture : God save our bareskin. Que Dieu sauve notre nu. (...) Elles ne suivent pas toutes la mesure. Vingt-neuf filles, 13 par spectacle, entre 1m66 et 1m72, 1m74 c’est défendu, âge entre 18 et 26 ans. Françaises, Polonaises, Russes, Roumaines, Ukrainiennes, une Italienne sous le nom de Lucrèce Habanita. Signe du zodiac dominant : la Vierge. Aucune perversion particulière : Karlotta est en train de se transférer à Bruges pour aider son mari qui ouvre un restaurant, Anja, blonde et Russe, ne parle pas un mot de français.

 

Tu dois fermer les yeux pour comprendre ce qu’on éprouvait quand on les ouvrait, à l’époque, aux alentours des années cinquante. Vadim tournait avec BB « Et Dieu créa la femme », Alain Bernardin la dénudait, Il discutait de plaisir et de désir avec Yves Klein, César, Tinguely, Niki de Saint-Phalle, Arman, Hains, Rotella, Rauschenberg et Jasper Johns. De comment les déshabiller avec Azzaro, Alaïa et Paco Rabanne qui lançait ses premiers modèles métalliques au Crazy Horse justement. Douce taille basse. Le local ouvre le 19 mai 1951, et dès le début il déshabille ses plus belles filles sur la scène, en commençant pas Miss Fortunia (1952) qui joue dans le numéro de la puce créé par Max Revolt, pour arriver au duo Rita Renoir-Rita Cadillac (1953), à Victoria Nankin dans une première expérience d'art graphique lumineux projeté sur une peau nue (1960), à Prima Simphony, célèbre pour son déshabillage sur les notes de « Déshabillez-moi » de Juliette Gréco.

Puis, la contestation, même à propos de ce qu’on endossait. 1968 arriva, dévêtit, libéra. Les révolutions se font avec le corps. Sur les barricades de Paris, il y avait Rosa Fumetto. Nue, au Crazy Horse, sous les pavés, il y a la plage. Elle se souvient : « Bernardin était un génie, dans le strip-tease il ne cherchait pas la vulgarité mais l’art. Il utilisait tout, le cinéma, la télé, la peinture, la musique. Il avait un avantage, il était né à Paris, il avait vécu la guerre, il savait libérer le désir. Il était maniaque, il contrôlait tout, des loges aux toilettes. Mais pour nous, il y avait les couturiers et les dessinateurs les meilleurs, je n’ai jamais eu des chaussures aussi belles. Je l’avais rencontré à Rome, dans un restaurant, il m’avait offert un billet d’avion pour venir faire un bout d’essai. J’y suis allée, lui il a pris des risques pour le reste. Il a inventé l’histoire d’une femme qui se perdait à l’intérieur du Vésuve. J’étais terriblement bien payée. A l’époque le théâtre était petit et quand tu étais en scène, tu avais l’impression d’être au milieu du public, ton taux d’adrénaline montait aux nues. Je voulais être indispensable : les gens étaient corrects, ils n’avaient pas les mains baladeuses, je ne me souviens plus des personnes que j’ai bouleversées, mais de celles qui m’ont excitée. »

 

Le spectacle d’aujourd’hui suit son cours, leçons d’érotisme. (...) Il y a plus de gymnastique que de séduction. Ceux qui se meuvent avec sinuosité, ce sont les serveurs qui glissent dans le noir pour les commandes. Public incertain : où est le velours, la veine de provocation subtile qui s’insinue petit à petit, qui prend forme dans un détail, qui croît avec lenteur, qui sait se faire désirer longtemps ? Tout était différent en 1969 quand, à 18 ans, Lova Moor monta à Paris depuis La Rochelle, cité marine qui regarde l’océan et place forte protestante au XVIe siècle. D’une famille pauvre, elle suit des études pour devenir enseignante pour enfants difficiles, mais son rêve, c’est de devenir danseuse. Alors qu’elle est en train de danser dans une discothèque, le chorégraphe du Crazy Horse la découvre et l’invite à faire un bout d’essai. Bernardin lui fait prendre des cours de danse, de chant, de récitation. « Alain avait le don de réunir de très belles femmes, d’en exalter la beauté par des jeux de lumière particuliers, de les rendre semblables à des statues. Sévère avec nous, les filles, exigeant avec tout le monde, ses ballets naissaient souvent des chorégraphies américaines. Son secret : abaisser le plafond des scènes, de façon à ce que la fille du centre de la scène apparaisse plus grande. »

 

Oui. Le Moulin Rouge était cancan et nostalgie, le Lido, plumes et paillettes, le Crazy Horse, le nu international. « Le beau monde n’avait ni la honte de venir, ni celle d’être vu. Fellini venait souvent, et il me disait qu’il allait me faire faire un film. Il y avait Alain Delon, avec qui j’ai eu une intense histoire d’amour, mais celle qui m’a le plus impressionnée, c’est Liza Minelli qui, un soir, complètement saoule, ayant une cotte pour le directeur du local, monta sur la scène parce qu’elle voulait m’apprendre à danser. Oh! Tony Curtis aussi y a mis du sien, c’est lui qui m’a tenu la tête immobile sur la plateforme alors que mon corps était à la verticale et que je continuais à chanter et à me mouvoir.

 

A présent, les spectateurs ne savent plus rien de l’érotisme. Le sexe, vu sur Internet n’a rien à voir avec le Crazy Horse, et la télévision elle-même a « inflationné » la beauté féminine. Bernardin acceptait les caméras une seule fois par an pour permettre au désir et à la curiosité de voir ses filles ». Après des années de crise, le secteur a repris le dessus et maintenant il se lance dans l’exportation. Le Moulin Rouge a dépensé 6 millions d’Euros pour la revue Feerie et a bouclé 2004 avec un chiffre d’affaires de 40 millions d’Euros, le Lido a investi 13 millions d’Euros pour son nouveau spectacle Bonheur.

 

Lova Moor n’est plus retournée au Crazy Horse depuis que Bernardin, qu’elle avait épousé, est mort. Comme tous ceux qui sont pleins de vie, Alain se l’est ôtée à 78 ans, en 1994. Rosa Fumetto a été à ses funérailles : « Nous nous regardions, d’une façon bizarre. Nous nous demandions : quel sera le prochain d’entre nous à faire un geste semblable ? C’était la mort du strip-tease. » Maintenant, il y a ses enfants, Sophie, Pascal et Didier, qui s’occupent de l’affaire qui a aussi une succursale à Las Vegas, et en ce qui concerne les show à domicile, on parle également de Tokyo et de Shanghai. « Nous cherchons de l’harmonie et de l’équilibre, des corps minces mais avec des formes. Ce n’est pas l’œil que nous voulons stimuler, mais l’esprit. Le sexe est magnifique surtout quand il se trouve dans la tête », explique Sophie. On a l’impression d’entendre Vargas Llosa : « L’érotisme est un acte de créativité auquel participent l’imagination et la culture. » Peut-être, mais s’il t’empêche de dormir le samedi soir c’est mieux. Fast food qui n’engraisse pas le désir. Et alors, allons-y, avec le ballet Vestal’s Desire inspiré à l’Egypte antique et avec Va-Va-Voom, numéro où sur les filles on projette des lumières optiques qui font perdre aux corps leur anatomie pour devenir une illusion de triangles, de pois, de losanges. Et allons-y également avec le magicien brouillon, Otto Wessely qui maltraite un lapin et une colombe en chiffon. C’est le numéro le plus applaudi. Oui, M’sieursdames, celui du magicien. Vêtu, très vêtu, il a même un nœud papillon. Les gens rient, se détendent, participent. Rosa Fumetto affirme que si les gens sont fous du lapin qui sort du cylindre, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans l’équilibre du spectacle : « Je suis d’accord qu’aujourd’hui on en veut toujours plus, mais si un strip-tease te détend au lieu de t’exciter, alors ce n’est pas bon signe. »

 

Alors, tu comprends, l’éros est déchu, vaincu, battu. Tu viens juste de le voir qui se traîne, las, sur la scène qui lui a servi de berceau pendant une heure, qui tourne autour de toi avec des perruques oranges, vertes et violettes, qui cherche à te convaincre inutilement avec un bas-du-dos. Un spectacle de lumière, mais rien qui te réchauffe le sang, qui réveille envie et désir. (...) L'éros [est] mort même dans le temple du Crazy Horse, tué par l’habitude du nu, par la coutume du tout « hard », de la publicité pour les grille-pain à celle pour les yaourts. Taboo, le rideau tombe. Tout le monde à la maison, ou plutôt au lit, pour de vrai. Sans se sentir ni sale ni pécheur, mais aussi sans aucun rêve. Ken s’en va lui aussi, avec ses potes, ce garçon à qui sa mère a fait cadeau de sa première nuit de transgression de grand. Content ? « Une partie de foot aurait été mieux ». C’est peut-être vrai : la seule façon de garder quelque chose, c’est de la perdre. »

Emanuela Audisio « Crazy Horse, un lento declino, nude senza più peccato », La Repubblica, traduction de l’italien ImpasseSud

 

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Ecrit par ImpasseSud, le Jeudi 18 Août 2005, 14:27 dans la rubrique "Récits".

Commentaires et Mises à jour :

sophie
19-08-05 à 11:04

Le choix d'une vie

Je me souviens avoir pleuré toutes les larmes de mon corps devant ce film et la dignité des personnages. Au début, je maudissais la femme et son sens du devoir et puis je l'ai trouvée magnifique. C'est vraiment un chef d'oeuvre.

 
ImpasseSud
19-08-05 à 12:45

Re: Le choix d'une vie

Oui, un chef d'oeuvre!
Au début, moi je maudissais l'égoïsme de son fils, qui comme beaucoup de fils se sentent des droits de propriété sur la vie de leur mère. Les filles sont toujours plus tolérantes.
Et j'ai moi aussi pleuré face au déchirement de Francesca. Il y a un peu de sens du devoir, mais surtout une parfaite illustration du fait que la vie est un tout auquel on peut imprimer des changements, mais qu'on ne peut jamais recommencer, en aucun cas. Combien de femmes mariées ont fait ce même choix!
J'aimerais pouvoir transcrire l'explication qu'elle donne de la difficulté d'être femme.


 
Moleskine
19-08-05 à 16:22

Re: Re: Le choix d'une vie

Je me souviens avoir emmené une de mes soeurs voir cet émouvant duo au cinéma. A la fin de la projection elle avait les yeux rougis. Récemment je l'ai fait voir à ma compagne, l'émotion est restée la même. C'est devenu un classique, nécessaire peut-être à toutes celles et ceux qui découvrent eros ... (?)

Les enfants de Bernardin ont vendu leur héritage, les acheteurs veulent en faire une "chaîne" dont la tête de pont sera asiatique ... Ils affirment vouloir conserver toute la magie et la finesse du fondateur (sic) 

Heureux de retrouver ton blog. Amicalement.


 
ImpasseSud
19-08-05 à 16:39

Re: Re: Re: Le choix d'une vie

Contente de te retrouver par ici! :-)

Et merci pour l'information sur les enfants de Bernardin. Je ne sais pas si tu as eu le temps (ou l'envie) de lire les six très beaux articles de Bruno Philip sur "La Chine en train" parus sur Le Monde début août. Désormais ils sont tous payants, (l'un d'eux se trouve dans ma colonne de droite à propos du Trésor de Gobi), mais le quatrième ("Surprise à Wuhan", je crois) aborde la question des boîtes de nuit en Chine. Malgré leur affirmation, je me demande quand même si les Asiatiques (des Chinois ou des Japonais vu les deux têtes de pont existant déjà ?) réussiront, à travers une "chaîne" à redonner à l'éros le pouvoir de séduction qui était le sien dans ces boîtes parisiennes. Aujourd'hui, les moeurs sont trop délurées. L'éros est jaloux, il réclame un peu d'intimité, des espaces privilégiés ...


 
sophie
19-08-05 à 19:11

Superbe leçon d'amour

Pour moi ce film tait une leçon d'amour, sur la construction au quotidien, sur l'amour d'une mère, sur le respect de son conjoint, sur le choix et sur la rapidité d'une vie.D'où l'émotion.

 
ImpasseSud
20-08-05 à 16:09

Re: Superbe leçon d'amour

Je ne peux qu'être d'accord avec toi.... même au-delà de l'émotion.

 
Moleskine
21-08-05 à 08:18

Re: Re: Re: Re: Le choix d'une vie

Oui j'ai eu l'ocassion de lire les articles de Bruno Philip dans sa version papier. Il s'agit bien de "Surprise à Wuhan" où il est question du "bar de la nuit sans sommeil" ...

Etonnament, la chaîne en question n'est pas la propriété et le projet d'asiatiques mais d'un investisseur et d'un publicitaire belges ... les occidentaux, eux aussi, connaissent l'art et la manière de délurer les moeurs ... Reste à savoir si ces nouveaux espaces seront "privilégiés" ...


 
ImpasseSud
21-08-05 à 14:41

Re: Re: Re: Re: Re: Le choix d'une vie

Où je me pose la question, cependant, c'est à propos de ce qu'il reste à délurer...


 
Incognito
12-09-05 à 12:41

Lien croisé

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