Avant-hier, par l’intermédiaire de son ambassadeur à Rome, la France a adopté, pour la restauration et la reconstruction, La Chiesa del Suffragio e delle Anime Sante, en plein centre de L’Aquila, celle dont la coupole a continué à s’écrouler sous l’œil des caméras, celle qu'un corps spécial des pompiers a fini de mettre en sécurité le 5 juin (vidéo), celle qui, aux yeux du monde entier est désormais le symbole du tremblement de terre du 6 avril 2009. Bien sûr, j’imagine qu’à l’étranger, là où la terre est stable, cela n’intéresse pas grand monde, que personne ne pense plus, ne parle plus de ce séisme. L’actualité défile avec une telle rapidité qu’hier bon nombre de médias avaient presque fait disparaître ce qui se passe en Iran de leur Une, pour le remplacer par une histoire de mouche, assurément plus importante. Chaque pays a ses propres chats à fouetter, à condition qu’on lui laisse le temps de le faire plutôt que de tout survoler à la va-vite, comme c’est désormais l’habitude. Le pire, cependant, c'est quand, …
… en Italie et pour ce en Europe occidentale, soi-disant démocratique, on passe sous silence, comme l’a fait la première chaîne nationale de la RAI avant-hier, la manifestation de quelques milliers d’Aquilani et province venus jusqu’à Rome, maires en têtes (les communes touchées par le séisme sont 49) et munis de tentes, malgré tout ce qui a été fait pour les en empêcher (interdiction d’entrer dans les tendopoli* pour informer, défense d’affichage « pour ne pas déranger les hôtes », quasi impossibilité de se connecter à internet, déclaré inutile, etc.), pour protester sous les fenêtres de Montecitorio, la Chambre des députés italienne, contre l’abandon et le mépris dont ils se sentent l’objet. Car 75 jours après le séisme, il sont encore contraints soit à camper (jusqu’à quand ?) sous des tentes étouffantes après y avoir eu si froid et les pieds dans l’eau, soit, pour ceux (27.000 personnes) qu’on a déplacé de force sur la côte adriatique, à passer d’un hôtel à l’autre pour laisser la place aux touristes, mais à qui aujourd’hui les habitants des tendopoli lancent des regards en chiens de faïence comme s’il s’agissaient de privilégiés. Très peu de monde a pu rentrer chez soi ou près de chez soi, ce qui signifie que si les personnes déplacées étaient 65.000, leur nombre n’a pas beaucoup diminué et qu’aujourd’hui elles sont soit dispersées soit plus ou moins ghettoïsées.
L’Aquila est désormais une ville détruite matériellement, moralement et psychologiquement. Non seulement son drame ne fait plus monter l’audimat, mais en haut lieu on a décidé qu’il doit rester dans l’ombre et en silence pour ne mettre aucun bâton dans les roues du gouvernement ou à la militarisation de la Protection civile, sa main droite sur place, et surtout pour ne pas entacher l’image du futur sommet du G8 du 8 au
« A la rédaction,
Je m’appelle Pina Lauria. Domiciliée à L’Aquila, pour l’instant « j’habite » dans la tendopoli ITALTEL 1, parce qu’à mon logement que je n’ai pas encore fini de payer, on a assigné la lettre E ; ce qui dans cet alphabet dramatique signifie « très gros dommages ».
Je vous écris pour illustrer certaines de mes considérations, en général et en particulier, à propos de la qualité de la vie dans les camps.
Tout d’abord, je tiens à mettre en évidence le grand chaos qui règne dans ma ville : à deux mois du tremblement de terre, nous vivons encore en état d’urgence. Un de mes plus grands ennemis ces jours-ci mais aussi pour les jours à venir, c’est la chaleur. Les climatiseurs arriveront mais ils ne résoudront pas grand-chose parce que, - vous le savez sans doute -, les climatiseurs ne fonctionnent bien que dans des murs et avec les fenêtres fermées, pas dans une tente sur laquelle le soleil tape toute la journée, d'où on sort et où on entre continuellement… Sans compter que les tentes ne ferment pas de façon hermétique !
Alors, le véritable problème, c’est la longueur du séjour dans cette tendopoli dans laquelle nous seront obligés de rester jusqu’en novembre. Il est absurde et inconcevable que, pour sauter une « phase », comme l’a dit le Président du Conseil, il faille attendre sept mois pour avoir un logement, quel qu’il soit. Et au mois de novembre, si les chiffres restent ceux qu’ont annoncés la Protection Civile et le gouvernement, il n’y aura que 13.000 personnes qui pourront quitter les tentes.(...) [Ici, l’auteur de la lettre explique en détail que ce chiffre a été calculé à partir des contrôles partiels déjà effectués, sans tenir compte du centre de L’Aquila où résidaient au moins 26.000 personnes, ou du temps nécessaire pour effectuer les gros travaux dans les logements récupérables mais non habitables en l'état. Ce n'est donc pas 13.000 personnes qu’il faut reloger au plus vite mais au moins 45.000. NdT] Voilà l’avenir qui nous attend et on le cache ! Le Président du Conseil a dit que, de toute façon, les tentes ont déjà un système de chauffage, mais ce « déjà » me fait beaucoup de soucis. Il est inadmissible de devoir rester sous la tente jusqu’à fin novembre, et encore moins jusqu’en mars 2010 ! [L’Aquila et sa province se trouvent entre 700 et 1.000 mètres d’altitude, NdT].
C'est le raisonnement que je tenais il y a quelques jours au camp avec quelques personnes. D’autres personnes se sont approchées jusqu’à former un beau petit groupe. Vu qu’il s’agissait d’un « rassemblement non autorisé », quelques minutes plus tard, les carabiniers qui sont de service à l’extérieur du camp sont arrivés. Quand je leur ai demandé s’il y avait un problème, ils m’ont répondu que non, mais qu’ils resteraient là pour écouter. Conclusion, au bout de quelques minutes tout le monde est retourné dans sa tente.
Je raconte cet épisode mais je pourrais en raconter beaucoup d’autres (les différents représentants des comités de citoyens qui recueillaient les signatures pour la prise en charge à 100% de la reconstruction et de la réparation des logements se sont vu interdire l’accès aux camps), pour dénoncer ce que j’appelle la suppression des droits garantis pas notre Constitution : liberté d’opinion, de parole, de mouvement.
Sans les justifier, j’aurais pu comprendre cette façon de faire le premier mois qui, à mon avis, représente la véritable phase d’urgence, mais faire passer une logique d’une telle antidémocratie pendant 7 mois et plus, cela ressemble plus à un coup d’état qu’à de la « protection civile ».
Depuis quelques jours, je suis à Bologne, chez ma fille Mara qui est en train de terminer son doctorat en droit du travail (...) [et là elle détaille les frais qu’elle doit affronter personnellement car l’Alma mater, la plus ancienne université du monde occidental, où elle se trouve manque désormais de fonds pour couvrir entièrement les frais de ses 4 doctorants ! NdT], mais ce matin, j’ai dû appeler le responsable de mon camp parce que la famille qui partage ma tente m’a informée qu’on était en train de faire des contrôles pour la distribution des nouveaux pass de domiciliation dans le camp (j’en ai déjà un). Ça m’a tellement énervée que j’ai cru que j’allais avoir un malaise. Cette façon de procéder répétitive dans les camps, ce document qu’on vous demande souvent et l’autorisation d’accès que doivent demander tous les « étrangers » qui viennent vous rendre visite, qu’il s’agissent de vos frères et sœurs ou de vos parents placés dans d’autres camps ou d’autres lieux, le fait que maintenant, bien que j’aie prévu de rester un peu plus longtemps avec ma fille, je doive rentrer pour avoir mon nouveau pass sur présentation d’une pièce d’identité bien que le numéro de ma carte d’identité ait déjà été enregistré trois fois par les responsables du camp, me bouleversent de façon incroyable. A se demander quel est le rôle de la Protection civile ? Celui de me protéger de manière civile ou doit-elle me traiter comme si j’étais dans un camp de concentration ? Ce matin, quand je lui ai parlé, le responsable de mon camp m’a répondu qu’il n’y avait aucun problème, que je pouvais rentrer quand je voulais, rendre mon vieux pass et prendre la nouveau, mais que, de toute façon, la prochaine fois il faudra que je communique mon éloignement avant de partir. Je me demande bien pourquoi je devrais signaler mes déplacements. Maintenant, la tente c’est chez moi, et j’ai bien peur qu’il en soit ainsi pendant longtemps, au moins jusqu’à fin novembre. Quelle est la norme qui m’impose de signaler mes déplacements ? Si on me répond qu’on est en présence d’une situation d’urgence, et qu’une telle situation durera pendant des mois et des mois, alors nous sommes en présence d’une terrible baisse du niveau de la démocratie !
Je ne suis ni une évaporée, ni en colère : je suis exaspérée ! Je pense que notre ville est en train de devenir non pas une ville à reconstruire, mais une ville « laboratoire », dans laquelle on veut expérimenter un nouveau modèle de société : privés de droit, passifs, sans besoins, ce qu'on vous donne est le fruit de la bonne volonté des volontaires ou de l’empereur, et vous devez le prendre sans oublier de dire merci ! Je m’y refuse ! Tous les habitants de L’Aquila s’y refusent ! Personne n’a le droit de mettre la main sur nos corps, sur nos esprits, sur nos consciences, sur notre mémoire !
Autre considération : toutes les tentes prévues pour les situations d’urgence sont de huit places, de façon à pouvoir accueillir, dans des temps très brefs après l’évènement catastrophique, le plus grand nombre de personnes possible. Par conséquent, il y a de très nombreuses situations de promiscuité (moi, j’habite avec une autre famille qui a deux enfants en bas âge). J'en reviens toujours à la situation d’avant : une situation de promiscuité, on peut la proposer et l’accepter pendant un mois, quand, suite à un évènement aussi terrible la désorientation est totale, mais pas pendant 7 mois ou plus ! Dans certaines tentes, il y a jusqu’à trois familles ! Alors je me demande : si on n’a pas voulu utiliser des containers provisoires, pourquoi le Président du Conseil, toujours plein d’idées magnifiques (sur les femmes, sur les juges, sur le Parlement, sur la Constitution) ne pense-t-il pas à nous fournir des tentes pour 4 personnes ? Ou, encore mieux, pourquoi ne réussit-il pas à nous garantir, dans l'immédiat, une installation digne de ce nom, sans nous contraindre à aller sur la côte ou dans des appartements de la Région des Abruzzes, bien sûr pas à L’Aquila où la destruction est totale ?
Hier justement, un groupe de psychologues a affirmé qu’une telle situation de promiscuité est en train de détruire les familles parce que, à part les discussions incessantes, à propros des choses les plus importantes jusqu'aux plus futiles (savez-vous qu’on se dispute également à propos de la climatisation, - ceux qui l’ont, bien entendu -, parce que parmi les « colocataires » d’une même tente, il y a ceux qui veulent qu’on la laisse allumée, ceux qui veulent qu’on la laisse éteinte ; il y a ceux qui veulent regarder la télé et ceux qui veulent dormir), l’absence d’intimité et de moments personnels déclenche nervosité et sensation d’annulation de chaque sentiment, sans tenir compte du fait que dans les camps il n’existe aucun moment d’intimité, ni aux toilettes, ni sous la douche, ni à table à
Je ne peux plus me taire et accepter passivement, je veux redevenir la protagoniste de ma vie et de la reconstruction de ma ville, et non pas me sentir protagoniste d’un épisode de Big Brother !
Nous, Aquilani, nous n’avons aucune intention de nous laisser broyer par la société du spectacle : aux mensonges médiatiques, nous opposerons notre intelligence, notre volonté et notre courage… et notre colère. L’Aquila m’appartient, nous appartient et elle n’est pas en vente, pour personne !
J’espère que vous voudrez bien prendre cette lettre en considération : je suis forte et courageuse… comme vous tous et j’espère que vous me donnerez la parole.
Je vous en remercie de tout cœur, même s’il est brisé. »
Ici, j'avais l'intention d'ajouter d'autres exemples de cet autoritarisme de la Protection civile, maladroit, méprisant, souvent injuste jusque dans les moindres détails, comme par exemple la suppression de la gratuité de l'autoroute pour les personnes déplacées hors de L'Aquila mais qui doivent y venir tous les jours ; celle de la distribution d'un verre de vin aux repas souvent insuffisants en nombre, en qualité et en quantité, ou des distributeurs de boisssons comme café, thé, coca-cola ou chocolat désormais considérés comme "excitants" ; ou encore l'incusion dans les tentes la nuit, etc., mais j'y ai vite renoncé, il y en a trop. D'après ce que j'ai pu lire, les tendopoli qui fonctionnent relativement bien, ce sont celles qui sont en dehors de L'Aquila, avec environ 200 personnes, où tout le monde se connaît, celles où les habitants d'une même tente sont tous de la même famille, et où la communauté réussit encore à donner son avis et sa participation à propos de la gestion. Il n'en reste pas moins que sous la tente pendant 7 mois ou plus, et dans ces conditions...
D’ici quelques jours je raconterai comment le Parlement italien a reçu les Aquilani venus manifester à Rome.
* tendopoli : nom attribué aux villages de tentes
Mes billets sur le Tremblement de terre du 6 avril 2009 à L'Aquila
1 : Jour de Pâques... qui suit le tremblement de terre de L'Aquila
2 : Les risques de la reconstruction
4 : Avant et après
5 : Sur la scène et dans les coulisses
6 : L'éclosion des petits malins
8 : Là aussi on vote... malgré tout
10 : Les Aquilani en colère vont protester à Rome
11 : A trois mois du séisme vers le Sommet du G8
12 : La parade du G8 à son apogée et les réponses des Aquilani
13 : L'erreur d'Obama
14 : Les Aquilani plus isolés que jamais
15 : Vu de loin
16 : La grande confusion
17 : 6 mois après, cahin-caha, mais toujours en dépit du bon sens
18 : Après une longue mise sous tutelle, les Aquilani reprennent possession de leur ville que le gouvernement laisse mourir
19 : Manoeuvres électorales sur Wikipédia
20 : Un dimanche après l'autre et à la barbe des instrumentalisations, le tissu social de la ville se reconstitue
21 : 1 an après !
22 : Un an près, le bilan
23 : Deux films qui racontent la réalité du post-séisme
24 : Vers une Union européenne de sinistrés ?
25 : 15 mois après, les Aquilani sont toujours sinistrés, abandonnés leur sort et... matraqués
26, 27, etc... toute la suite ici
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