A mon avis, la paresse mentale est pire que la paresse physique, parce qu’elle n’est pas immédiatement apparente et que souvent les gens qui en sont frappés ne s’en rendent même pas compte, comme je le laissais entendre à la fin de mon billet d'avant-hier. L’histoire qui suit, que Miss Kappa, blogueuse de L'Aquila depuis quelques jours dans l’appartement que des amis lui ont prêté à Rome (1), raconte sur son blog en est l’illustration. Si je l’ai retenue, c’est parce qu'il y a une dizaine de jours et presque mots pour mots quant aux répliques, j’ai eu la même conversation avec une de mes bonnes connaissances dont jusqu’ici j’appréciais l’ouverture d’esprit.
"Vendredi
Du dehors
Ici, dans le centre de Rome, la clef Alice pour la connexion à Internet ne fonctionne pas. Ou plutôt, elle ne fonctionne pas plus de deux minutes puis la connexion s’interrompt. Il faut donc se reconnecter, mais ensuite elle s’interrompt à nouveau. Un truc qu’une patience de Job ne suffit pas à calmer. Je commence à m’habituer à être plus patiente que lui. Il paraît qu’après un tremblement de terre catastrophique on s’habitue à tout. Bien entendu, je me réfère aux ennuis, pas à Mister B. et compagnie, ou au théâtre de la sphère politique toute entière. A eux, je ne m’habituerai jamais. Tous comptes faits, regarder de loin les évènements qui ont bouleversé ma vie et celle de tant d’autres personnes est sans autre inquiétant, mais en même temps et en y mettant toute la bonne volonté, c’est même intéressant.
Ici à Rome, à la portée d'un tir de fusil de la terre de la tragédie, les gens, même ceux que tu imagines informés et sachant voir plus loin que le bout de leur nez, ignorent la portée de l’évènement et, surtout, les conditions de vie qui sont les nôtres. J’ai cogité un stratagème pour essayer de leur faire comprendre la première des deux choses, et je leur dis :
- Essayez d’imaginer Rome, c’est-à-dire tout ce qui se trouve à l’intérieur de son périphérique extérieur, complètement détruite, réduite à un tas de ruines plus ou moins prêtes à s’écrouler .
Visages ébahis, voire incrédules, et la demande part :
- Vous êtes rentrés chez vous ?
J’avale ma salive :
- Non, personne n’est rentré chez soi. Pour l’instant nous en sommes encore tous au stade d’évacués.
- Mais la reconstruction a commencé, elle est à bon point ».
Ici ça commence à me démanger, mais je suis plus patience que Job :
- Non, aucune reconstruction ; encore pire, on ne s’occupe même pas d’étayer les maisons dont l’état continue à empirer sous les secousses incessantes »
- Mais voyons, ils ne peuvent pas mentir, ils disent que vous aurez tous un toit sur la tête, qu’en septembre vos maisons seront prêtes ».
Là Job vacille fortement :
- Certains d’entre nous, mais seulement certains, auront sur la tête les toits des maisons/modules, monstres de béton qui engraissent quelqu’un.
- Enfin, c’est toujours mieux que les tentes, les gens seront contents.
Là, je suis prête à mordre, mais je persévère dans un calme apparent, fortifiée par les adversités :
- Non, les gens ne sont absolument pas contents, je dirais même qu’ils sont désespérés. Ils auraient préféré des logements provisoires afin de pouvoir retourner dans leurs propres maisons dans un second temps. Même au prix de durs sacrifices. Nous sommes tous profondément attachés à notre terre et à ses champs de labours, à ses arbres ».
Voyant que je suis légèrement irritée, le discours glisse sur quelque chose de plus léger :
« Les magasins ont rouvert ?
Séraphique :
- Quelques-uns, et avec les prix aux nues un grand nombre de commerçants est venu du dehors, pour participer au butin de la tragédie. Et il en arrivera encore beaucoup d’autres ».
Je sais parfaitement, - je le vois à l’expression de leurs visages-, qu’ils ne savent pas s’ils doivent me croire ou me prendre pour une défaitiste.
- Et ton affaire ? Tu es en vacances pour l’instant ?
Démoralisée :
- Je ne travaille pas mais je ne peux pas dire que je sois en vacances. Mon mari et moi, nous avons perdu tout ce que nous avions. Et pour l’instant, nous n’avons pas la possibilité de repartir de rien. Aucune aide pour nous. Juste des coups de clairon mensongers. »
Il continue :
- Mais comment ça ! ? On vous donnera 800 euros par mois, plus l’aide pour reconstruire votre activité détruite. »
Je n’en peux plus :
- les 800 euros, c’était seulement pendant trois mois, et l’aide à la reconstruction consiste en 120 jours de travail calculés sur la base de la déclaration d’impôts de l’année dernière. En concret, de la petite monnaie.
Visages chagrinés et souvent solidaires.
- Et, en effet, nous sommes en période de crise. Y a pas d’argent. En janvier il va même falloir que vous payiez vos impôts, avec les retards. Courage… »
Oui, il va nous falloir beaucoup courage.
Un autre, le débile classique qui ne fait jamais défaut, m’a dit : « mais vous vous pouvez acheter des voitures neuves avec un réduction de 25 %. Quelle chance ! »
Là, Job est parti en vacances...."
Miss Kappa « Dal di fuori »
Traduction de l’italien par ImpasseSud
La conversation que j'ai eue avec ma connaissance qui, elle aussi, a régurgité la becquée qu’on fait avaler à toute la population, n'a différé qu'en trois points. Le premier, c’est que je ne fais pas partie des sinistrés. Le second, c’est que je n’ai pas pris la peine de lui fournir un élément de comparaison, sûre qu’elle se faisait déjà une idée précise de la surface concernée. Et le troisième, c’est le mot de la fin : « Que ce soit clair, moi, je ne suis pas pour Berlusconi, mais c’est la télévision qui le dit ». Une cerise sur le gâteau tout aussi désolante que l’histoire de la réduction, à tel point que j’ai préféré changer de sujet et lui demander si cette année elle allait plus souvent à la plage.
Comme si, en Italie, on pouvait séparer "la télévision" de Berlusconi ! Comme s'il n'y avait rien de suspect dans le fait qu'un Président du Conseil aussi fanfaron et exhibitionniste se contente de discours sans jamais rien montrer ! Pourquoi les Italiens ne se posent-ils pas la question ? Pourquoi sont-ils si peu curieux à propos d'un violent tremblement de terre qui ne date que de trois mois et demi ? Ont-ils déjà oublié son ampleur passée en boucle jusqu'à la nausée les deux premières semaines ? Ont-ils oublié qu'il a pratiquement détruit un chef-lieu de province, rasé au sol ou mis à mal 57 communes, handicapé pour longtemps une région toute entière, jeté dehors 70.000 personnes en quelques secondes ? Est-il matériellement possible que tous ces gens-là aient déjà pu rentrer chez eux ou que la construction de 4.000 logements pour 13.000 personnes suffise à résoudre la question sur une terre qui tremble encore ?
L’Aquila ne sera pas reconstruite en six mois et ni même en deux ans, c’est évident. D’après les habitants du Frioul qui ont géré leur reconstruction de façon exemplaire, il faudra au moins dix ans. Pourquoi les Italiens ne voient-ils rien de scandaleux dans le fait de laisser des milliers de personnes sous la tente, par tous les temps (car cela on le montre à la télé), dans la promiscuité et dans l’inconfort, non pas pendant les 15 à 30 jours de l’urgence immédiate, mais pendant des mois ? Pourquoi les Italiens se désintéressent-ils tant de la gestion de ce post-séisme ?
Sans habiter sur place, sans connaître aucun des sinistrés, face à une tragédie nationale de cette ampleur, les questions évidentes ne devraient-elles pas jaillir spontanément ? Les incohérences entre les discours et l'absence d'images ne devraient-ils pas sauter aux yeux de tout le monde ? Et encore plus après les ostentations du G8 ? S'il y avait déjà quelque chose de reconstruit, Berlusconi ne se serait-il pas empressé de le montrer à Obama, au lieu de se borner à lui montrer des projets sur affiches ? Est-il suffisant
A mon avis, cette inertie paresseuse a au moins trois causes (qui ne sont pas des excuses). La première, c’est que le gouvernement et le Parlement dans sa majorité font tout ce qu’ils peuvent pour endormir la population à travers une information télévisée tronquée, dirigée, univoque, et répétitive (la préparation et le déroulement du G8 ont été des coups de maître), sans que l’opposition juge primordial, essentiel ou extrêmement urgent de compenser ce déséquilibre. La seconde, c’est que la presse écrite s’est vite désintéressée de la question, pour n’y revenir qu'à propos de la visite des VIP, mais toujours dans l’optique du ou des visiteurs. Vu l'ampleur du désastre, j'espérais que les principaux quotidiens auraient l’idée d’un encart permanent en première page, qui tienne les gens au courant et en haleine, mais, apparemment, personne n'y a pensé. Si La Repubblica ou L’Espresso, pour ne citer que les deux principales têtes journalistiques indépendantes de Berlusconi, mettaient autant d’ardeur et d’acharnement à informer les gens sur le sort des Aquilani qu’ils le font pour fouiller dans la boue de la vie du petit chef en allant même jusqu’à mobiliser leurs lecteurs à travers des pétitions, peut-être qu’ils réussiraient à réveiller la conscience publique, qui à son tour, pourrait essayer de faire pression sur le gouvernement. La troisième, c’est que la routine journalière vous prend toujours la main et l’esprit, que chacun a bien souvent d’autres chats plus compliqués et plus urgents à fouetter, et que, même si au départ on a l’intention de rester vigilant, on finit souvent par se contenter des réponses toutes faites.
Alors ? « Ils ne peuvent pas mentir ? ». Les JT d'hier soir ont-ils dit le moindre mot sur le fait que les sinistrés dont les habitations ont été classées B et C devront avancer l'argent des travaux de réparations ? A l’ère de la communication, quand on veut censurer l'information on noie le poisson. Si les quelque 40 JT quotidiens qui se disent de bords différents rapportent tous les mêmes et uniques sons de cloche satisafaits, il est évident qu'il y a lavage de cerveau ou servilisme, et que si on veut en savoir plus ou savoir exactement ce qu'il en est, il faut chercher ailleurs, ou, tout du moins, rester en éveil et prêts à écouter et croire ceux qui savent. Dans cette triste affaire, on se sent bien souvent impuissant, mais du côté des Aquilani, je suis sûre que la tâche, les adversités et les sacrifices qui les attendent seraient un peu moins lourds s'ils sentaient que tout le pays est avec eux.
(1) Pour connaître son histoire cliquer ici.
Tous mes billets sur le Tremblement de terre du 6 avril 2009 à L'Aquila
1 : Jour de Pâques... qui suit le tremblement de terre de L'Aquila
2 : Les risques de la reconstruction
4 : Avant et après
5 : Sur la scène et dans les coulisses
6 : L'éclosion des petits malins
8 : Là aussi on vote... malgré tout
9 : Ce qu'aucun JT italien ne raconte
10 : Les Aquilani en colère vont protester à Rome
11 : A trois mois du séisme vers le Sommet du G8
12 : La parade du G8 à son apogée et les réponses des Aquilani
13 : L'erreur d'Obama
14 : Les Aquilani plus isolés que jamais
16 : La grande confusion
17 : 6 mois après, cahin-caha mais toujours en dépit du bon sens
18 : Après une longue mise sous tutelle, les Aquilani reprennent possession de leur ville que le gouvernement laisse mourir
19 : Manoeuvres électorales sur Wikipédia
20 : Un dimanche après l'autre et à la barbe des instrumentalisations, le tissu social de la ville se reconstitue
21 : 1 an après !
23 : Deux films qui racontent l'horrible réalité du post-séisme
24 : Vers une Union européenne de sinistrés ?
25 : 15 mois après, les Aquilani sont toujours sinistrés, abandonnés leur sort et... matraqués
26 et mes billets suivants ici
Mots-clefs : Italie, Europe, Internet, Sujets brûlants, Planète Terre, Médias, L'Aquila
Commentaires et Mises à jour :
Traduction italienne des billets sur L'Aquila
Chère Françoise, je reproduis ici la table des matières des derniers billets que vous avez dédiés à L’Aquila, avec la traduction italienne des titres et l’indication de la traduction italienne partielle ou intégrale pour certains de ces billets. La table est parue aujourd’hui en italien dans le blog de Miss Kappa.
2009-07-28 (15) : Vu de loin (Visto da lontano)
http://impassesud.joueb.com/news/tremblement-de-terre-a-l-aquila-15-vu-de-loin
Trad. complète en italien du 5 août, parmi les commentaires du billet :
http://miskappa.blogspot.com/2009/08/la-telefonata.html
2009-07-26 (14) : Les Aquilani plus isolés que jamais (Gli Aquilani più isolati che mai)
2009-07-12 (13) : L’erreur d’Obama (L’errore di Obama)
http://impassesud.joueb.com/news/tremblement-de-terre-a-l-aquila-13-l-erreur-d-obama
2009-07-10 (12) : La parade du G8 à son apogée et les réponses des Aquilani (La parata del G8 al suo apogeo e le risposte degli Aquilani)
2009-07-06 (11) : À trois mois du séisme vers le sommet du G8 (A tre mesi dal sisma verso il vertice del G8)
Trad. partielle en italien du 6 juillet, parmi les commentaires du billet :
http://miskappa.blogspot.com/2009/07/la-fiaccolata.html
2009-06-22 (10) : Les Aquilani en colère vont protester à Rome (La rabbia e la protesta degli Aquilani a Roma) http://impassesud.joueb.com/news/tremblement-de-terre-a-l-aquila-10-les-aquilani-en-colere-vont-protester-a-rome
Trad. partielle en italien du 30 juin, parmi les commentaires du billet :
http://miskappa.blogspot.com/2009/07/last-ladies.html
(à cette dernière traduction est jointe la traduction italienne des titres des billets 1 à 9 dédiés par ImpasseSud à L’Aquila)
Le quotidien La Repubblica se réveille-t-il enfin ?
Je ne sais pas si la critique que j'ai émise ici a eu son pendant un peu partout en Italie, mais depuis hier, dans La Repubblica, le drame de L'Aquila a réapparu en première page, avec la requête de récits et de photos qui racontent la situation réelle à 3 mois 1/2 du séisme, Voir les photos des Abruzzes oubliés qu'on peut déjà voir ici : 1-2-3-4
Symptômatique l'histoire de Castelnuovo di San Pio, un des villages du cratère.
Las de vivre sous la tente dans les conditions de promiscuité et d'inconfort que l'on sait, Sabbatino S., 80 ans, est retourné dans ce qui reste de chez lui et s'y est baricadé en criant à ceux qui voulaient qu'il sorte : "Moi, sous la tente, je veux pas y retourner. Je préfère mourir sous les décombres que de pourrir dans la tente".
Dans ce bourg fortifié de 200 habitants à 25 km de L'Aquila, à 110 jours du séisme, tout est encore comme au matin du 6 avril : la place recouverte de gravats, les voitures écrasées, les chambres à coucher sans murs, etc.
Après la solidarité des quinze premiers jours, plus personne n'est venu les trouver, ni les autorités, ni les journalistes. Idem pour beaucoup d'autres villages du "cratère". Ils ne savent ni ce qui les attend, ni ce qu'ils peuvent faire, ni si leur village sera reconstruit. 95% des habitations sont à terre ou à abattre, mais aucune expertise n'a encore eu lieu bien que le gouvernement ait mis un délai de 90 jours pour faire sa propre demande de reconstruction avec projet.
Pendant de temps-là, dans cette terre d'émigrés que sont les Abruzzes, arrivent des coups de téléphone du monde entier durant lesquels on leur dit : "Maintenant ça va mieux, n'est-ce pas ? On a vu à la télé que les maisonnettes en bois étaient arrivés, qu'on est en train de vous construire des appartements anti-sismiques". Sans parler des touristes-voyeurs : "Giovanna
, t'as vu le désastre ! Regarde un peu ce grand lit. A mon avis il date du XVIIe siècle."
Les 120 habitants de la tendopoli de Castelnuovo qu'on a montée près du cimetière menacent de faire comme Sabbatino : "On va rentrer dans les maisons détruites. On risquera notre vie, mais au moins il se peut que quelqu'un se rende finalement compte qu'on existe."